Quels étaient les pigments et couleurs utilisés dans les cartes manuscriptes ou imprimées et rehaussées de couleurs aux XVIIe et XVIIIe siècles?

Il y a tellement de questions que l’on peut se poser sur les pigments utilisés à cette époque :

  • Les artistes et coloristes de cartes utilisent-ils les mêmes pigments que les artistes peintres?
  • Les pigments utilisés étaient-ils différents selon le type de cartes, cartes destinées au roi ou aux nobles, cartes de campagnes militaires, cadastres, etc.?
  • Sont-ils différents selon l’échelle et le format des cartes? En particulier, les cartes imprimées rehaussées de couleurs insérées dans des livres ou cartes murales grand format et atlas? Qu’en est-il des choix de papier?
  • Quels sont les pigments utilisés au XVIe, XVIIe ou XVIIIe? Quelle est l’évolution dans le choix de ces pigments, ceux qui cessent d’etre utilisés et les nouveaux pigments?
  • Les pigments sont-ils différents selon les régions? Quels sont les pigments utilisés en Europe, en Amérique ou en Asie?
  • Quels sont les pigments minéraux ou organiques utilisés? Ce choix peut expliquer que les couleurs de certaines cartes aient fané.
  • Pourquoi l’or était tellement utilisé sur les cartes des XVII-XVIIIe siècles?
  • Quelles sont les symboliques des différentes couleurs?
  • Et enfin, justement, les couleurs que nous voyons aujourd’hui sur les cartes de cette période sont-elles les couleurs d’origine ou ont-elles changé ou fané avec le temps? Ces mers de couleur vertes étaient-elles en fait bleues? Ces montagnes bleues étaient-elle vertes? Ces zones noires étaient-elles à l’origine jaunes?

Pour répondre à ces questions, il faut chercher dans les textes de l’époque, en particulier les manuels de coloriste. Les experts peuvent aussi faire des analyses des cartes elles-mêmes.

Les pigments des cartographes et ceux des peintres

Il existe peu d’études sur les couleurs en cartographie et encore moins sur les pigments utilisés.
Peut-on en savoir plus sur les pigments utilisés par les cartographes en étudiant les pigments des artistes peintres? Sont-ils les mêmes?

C’est une question importante. En effet, il existe une littérature importante sur les pigments utilisés par les artistes peintres des XVIIe et XVIIIe siècles, qui peut nous donner des indices quand aux pigments utilisés, mais nous ne pouvons pas affirmer que les mêmes pigments étaient utilisés en cartographie.

Car la cartographie est considérée comme un art mineur dont la fonction est principalement utilitaire. Et l’ajout de couleurs ou enluminure est encore moins valorisé que la gravure. Ainsi l’ingénieur Hubert Gautier, dans son traité sur l’art du lavis (1687) exprime son dédain pour l’enluminure en disant que “… les Dames et les Religieuses se peuvent occuper facilement à cette sorte d’exercice”. Ce n’est pas un hasard si les cartes géographiques se trouvent dans les bibliothèques et non pas dans les musées.

Et donc, on peut concevoir que les cartographes utilisent le plus souvent des pigments moins chers que ceux utilisés par les artistes peintres, sauf dans le cas particulier des cartes et plans destinés à la royauté ou la noblesse. Et que leur palette soit plus limitée.

Pour les cartes militaires, nous savons quels sont ces pigments. Les traités du XVIIIe en détaillent la liste. Ils sont sélectionnés pour leur prix, leur transparence, leur facilité d’utilisation et de transport et leur résistance à la lumière et au temps. Le livre de John Muller A treatise containing the elementary part of fortification (1746) nous en donne la liste : encre de Chine (pas véritable un pigment), carmin, gamboge, indigo, vert de gris, vert de vessie et terre d’ombre. Au siècle suivant, le Manuel du coloriste (1834) impose aussi un nombre restreint de pigments à utiliser en cartographie.

Les pigments selon les siècles

Je me propose de développer un tableau des pigments par siècle, suite à mes lectures.

Les pigments selon le type de cartes

Observons ces quelques cartes. Mon hypothèse est que les pigments utilisés pour ces différents types de cartes étaient différents. Remarquez, en particulier, la différence de couleurs des eaux sur ces trois cartes. Fascinant.

Plan de Paris (vers 1550). Je suis frappée par la vivacité des couleurs de cette carte du XVIe siècle. Essayons de comprendre : Comme, à cette époque, les plans et cartes étaient pour la royauté et les nobles, des pigments minéraux et plus chers pouvaient donc être utilisés. En effet, ces cartes devaient mettre en valeur le royaume et les territoires. D’un autre côté, le choix de pigments disponibles pouvait être plus limité qu’au cours des siècles suivants. La carte a une palette d’ocres, une des premières couleurs disponibles aux artistes.

carte de Paris 1550

Carte de Ticonderoga (1777). Cette carte a été réalisée pendant la campagne de la guerre d’indépendance américaine, par le cartographe du Marquis de Lafayette. Voyez comme les couleurs ont fané et surtout comment le lac Champlain est vert. Il faut supposer que ce cartographe respectait les traités de cartographie militaire de l’époque et donc effectivement, les pigments utilisés pour les eaux étaient le vert de gris (vert-bleu) et le vert de vessie – le vert de gris pouvant être combiné à de l’indigo pour un bleu plus foncé. Le cartographe, qui se déplaçait avec l’armée, utilisait un nombre limité de pigments et ne faisait pas une oeuvre artistique. Il s’agissait de représenter le territoire et la progression des armées pendant les campagnes militaires.

map Lafayette cartographer

Dans la conférence Cartes et cartographie – Représenter les mondes (YouTube), le géographe Jean-Robert Pitte explique d’ailleurs qu’au départ les cartes sont faites pour les guerres. On y illustre les vignes, les vergers et les forêts car ils sont des obstacles à l’armée. Ainsi, dans le manuel de coloriste d’Émile Théophile Blanchard, publié en 1856 (Nouveau manuel complet du coloriste que l’on peut télécharger sur Gallica, BnF)*, le chapitre dédié à la cartographie présentent les codes de couleur, ainsi que la manière de peindre les différents types de zones cartographiées, les champs, les marais, les dunes, la mer, etc. Les zones entièrement cultivées sont, quant à elles, laissées blanches car elles ne représentent pas un obstacle à la progression des armées, nous dit Jean-Robert Pitte.

On peut découvrir un certain nombre de ces cartes militaires dans le livre (en anglais) : Maps of War – Mapping conflict through the centuries.

*Ce manuel du coloriste de 1856 est en fait une reprise d’un texte de 1834 d’Aristide Michel Perrot, Manuel du coloriste, que l’on peut lire en ligne. Ce nouveau manuel ne contient que quelques modifications mineures par rapport au texte de 1834.

Plan de Bombay, 1777. Ce magnifique dessin à la plume aquarellé sur papier a été réalisé par l’ingénieur géographe Louis François Grégoire Lafitte de Brassier. C’était définitivement un artiste enlumineur de talent. Notons, sur ce détail du plan, les techniques d’ombre sur les rives. Ces techniques sont expliquées dans le Manuel du coloriste cité ci-dessus. En effet, les plans définissaient une direction de la lumière, afin de donner une tri-dimensionalité au plan. Ce plan fait partie des plans de villes réunis dans l’Atlas des cartes géographiques principalement des plans des villes les plus considérables, appartenant aux différentes nations européennes ainsi qu’aux princes indiens de l’Asie, qui témoigne des ambitions françaises en Inde au XVIIIe. Ce plan est présenté dans le livre L’âge d’or des cartes marines – Quand l’Europe découvrait le monde de Catherine Hofmann, catalogue de l’exposition du même nom. Toutes les illustrations de ce livre peuvent être vues sur le site, sous l’onglet Toute l’iconographie. Vous pouvez aussi découvrir d’autres plans et cartes de Lafitte de Brassier sur le site BnF Gallica.

plan de Bombay 1777

Les papiers

Je n’ai pas encore trouvé de discussions sur les papiers utilisés. Pourtant on sait que les coloristes utilisaient des aquarelles et qu’il existe aujourd’hui des papiers spéciaux pour l’aquarelle (100% coton, sans acide). On peut aussi imaginer que le papier utilisé pour les cartes grand format et les cartes pour l’élite était différent du papier des livres imprimés.
Les papiers expliquent-ils les couleurs que l’on voit aujourd’hui?

Les pigments selon les régions

Ainsi, le livre Colors on East Asian Maps – Their Use and Materiality in China, Japan and Korea between the Mid-17th and Early 20th Century (DOI: 10.1163/9789004545625_002, téléchargeable gratuitement) rapporte les résultats de chercheurs d’Hambourg portant sur 19 cartes d’Asie de l’Est (Japon, Corée, Chine) du milieu du XVIIe siècle au début du XXe siècle. On y découvre les pigments organiques, minéraux et synthétiques utilisés à cette époque. On note les codes de couleur utilisés et le fait que pendant longtemps ce sont les mêmes techniques, couleurs et pigments qui étaient utilisés par les peintres et par les artistes qui colorent les cartes.

Les manuels de coloriste

Comme je le mentionnais ci-dessus, nous pouvons aussi en apprendre beaucoup en lisant les traités de cartographie de l’époque et les “manuels du coloriste”, tels que le Manuel du coloriste, Aristide Michel Perrot, 1834, ou le Nouveau manuel complet du coloriste, Émile Théophile Blanchard, 1856.

Ces manuels du coloriste nous apprennent bien sûr quels pigments étaient utilisés et comment les préparer. Ils nous renseignent même sur les mélanges de couleur à utiliser pour les différents verts et autres couleurs secondaires. Il est particulièrement intéressant de réaliser que le coloriste établit une direction du soleil et indique donc des ombres sur les rives ou pour les arbres isolés.

Je continue ma découverte. Cet article sera régulièrement mis à jour.

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